Selon des documents internes révélés par notre partenaire Mediacités, le service public de l’emploi va augmenter de 400 millions d’euros le recours à la sous-traitance privée, au prix de l’accompagnement des usagers. De plus, ces derniers ne pourront plus se défendre avant d’être sanctionnés.
Toulouse (Haute-Garonne).– L’emploi étant une activité rémunérée dans un cadre juridique garantissant protections sociales et revenus, alors que le travail se résume à la production d’un bien ou d’un service par un effort physique et intellectuel, l’évolution sémantique de Pôle emploi à France Travail en disait long sur les intentions du gouvernement.
Ce changement de philosophie transparaît dans les dizaines de documents internes que Mediacités a pu consulter. Ils témoignent de la mutation en cours de ce service public depuis le vote de la loi « pour le plein emploi », le 18 décembre 2023.
Première découverte : le gouvernement persiste et signe dans sa volonté de libéraliser les services publics. Entre 2018 et 2023, Pôle emploi a fait exploser le recours à la sous‐traitance pour ses missions d’accompagnement. De 250 millions d’euros de budget en 2018, celui-ci est passé à 550 millions d’euros en 2022, puis à 650 millions d’euros en 2023. Avec France Travail, une nouvelle externalisation massive est prévue.
Un accompagnement dédié à la reprise rapide d’emploi va être sous‐traité à des opérateurs privés. D’une durée de six mois, ce parcours concernerait entre 700 000 et 900 000 demandeurs et demandeuses d’emploi chaque année. À 448 euros la facture par usager, le montant total oscillera entre 313 et 403 millions d’euros par an. Actuellement expérimenté dans plusieurs agences, ce dispositif a déjà coûté 36 millions d’euros à France Travail.
Les sous‐traitants « s’en frottent par avance les mains », dénonce, dans un communiqué, le syndicat SNU‐FSU de France Travail, qui estime que 6 285 conseillers supplémentaires pourraient être recrutés nationalement avec la même enveloppe. Sur le même ton, le député socialiste Arthur Delaporte dénonce « une gabegie d’argent public ». « Un euro dépensé dans la formation privée est moins efficace qu’un euro dépensé pour le service public de l’emploi, car l’accompagnement par les acteurs privés est de moins bonne qualité que celui qui peut être fait par le service public », souligne ce parlementaire, citant à l’appui un rapport de la Cour des comptes.
Pression du chiffre sur les prestataires… Très impliqué dans les débats lors du vote de la loi, le député du Calvados explique cette externalisation par « l’impréparation » du gouvernement et son incapacité à « absorber la montée en puissance du dispositif » : « 400 millions d’euros, cela veut dire que le service public de l’emploi est sous l’eau et qu’il se recentre sur la gestion du système et le contrôle, tandis que la formation et l’accompagnement sont faits par le privé, analyse‐t‐il. C’est une réforme qui est soit mensongère dans ses ambitions, soit totalement irréaliste, parce que non budgétée suffisamment. Si on veut vraiment la mettre en place, cela va coûter de l’ordre de 10 milliards d’euros par an. »
Même regard critique du côté d’Hadrien Clouet, député La France insoumise (LFI), lui aussi très mobilisé sur le sujet. « On est sur un business à caractère lucratif qui est à hauteur de 1 milliard d’euros sur le dos des chômeurs », calcule‐t‐il, soulignant la divergence d’objectifs entre des prestataires privés recherchant le profit et des agents publics préoccupés par le maintien d’un « niveau de salaire digne et acceptable » sur le marché du travail.
Les prestataires privés auront en effet un intérêt financier à inciter les demandeurs et demandeuses d’emploi à trouver un travail. Selon les documents consultés par Mediacités, la facturation de la prestation sera réduite de 40 % à 85 % si la personne accompagnée ne retrouve pas d’emploi.
… et les demandeurs d’emploi De quoi inciter ces prestataires à faire pression sur les demandeurs d’emploi pour qu’ils acceptent au plus vite un travail, quitte à « conduire les chômeurs à diminuer leurs exigences », selon Hadrien Clouet. « On sait qu’il est plus long d’embaucher en CDI qu’en CDD. Si vous rémunérez une boîte privée à la performance sur le retour à l’emploi et qu’elle veut gagner de l’argent, elle va mettre les gens en emploi précaire parce que c’est plus rapide », craint le député LFI de la première circonscription de Haute‐Garonne.
Autre risque, selon ce sociologue du travail : privilégier les demandeurs d’emploi les plus employables aux dépens des publics les plus en difficulté. « Le chiffre d’affaires des opérateurs privés dépendra de leur capacité à avoir une rotation importante des demandeurs d’emploi accompagnés pour être payés. Il leur faudra donc se concentrer sur les profils qui partent vite et peuvent être rapidement rentables et renouvelés », alerte‐t‐il.
Contactée à ce propos, la direction de France Travail a d’abord indiqué vouloir répondre, puis a rétropédalé à la lecture de nos questions. Paul Christophe, député Renaissance et rapporteur de la loi pour le plein emploi, n’a pas souhaité réagir lui non plus.
Des accompagnements limités dans le temps Le cœur des transformations du service public de l’emploi concerne la nature de l’accompagnement des bénéficiaires. Actuellement, tous les demandeurs d’emploi, quel que soit leur degré d’autonomie, sont suivis jusqu’à ce qu’ils retrouvent un poste, sans limitation de durée. À l’avenir, ce ne sera plus le cas. France Travail teste deux nouveaux modèles de gestion de ses listes d’inscrits, dont la caractéristique commune est de limiter dans le temps les accompagnements.
Selon nos sources, le modèle organisationnel privilégié prévoirait de limiter à vingt-quatre mois l’accompagnement des usagers et usagères de France Travail. Cette durée est obtenue en faisant la somme de tous les accompagnements proposés pour régler les « freins périphériques à l’emploi », selon le jargon administratif (garde d’enfants, manque de qualification ou de mobilité, mais aussi épuisement professionnel, dépression ou addiction).
Pour les personnes les plus en difficulté, le suivi par le service public est actuellement sans limitation dans le temps. Il s’arrêterait au bout de douze à dix-huit mois, d’après les documents consultés par Mediacités, et sera en grande partie sous‐traité à des opérateurs privés. Enfin, un dernier type de suivi concernant les profils « immédiatement employables » pourra durer « de trois à six mois ». Les documents en notre possession ne précisent pas si ce dispositif sera renouvelable.
Que deviendra une personne en demande d’emploi, passé ce délai ? À ce jour, aucune organisation syndicale n’est en mesure de répondre à la question. Là encore, ni France Travail ni le député rapporteur de cette réforme n’ont voulu nous éclairer.
Des centaines de milliers de personnes sont potentiellement concernées. 1,2 million de demandeurs d’emploi de catégorie A, B et C sont inscrits depuis vingt‐quatre mois et plus, et 797 000 depuis trois ans et plus, selon les données de France Travail.
Des contrôles plus durs et plus nombreux Autre loup levé par Mediacités, la direction de France Travail veut augmenter le nombre de contrôles des usagers et durcir leurs modalités, au nom d’un « gain de productivité ». Depuis 2015, des questionnaires sont envoyés aux demandeurs d’emploi pour vérifier leur implication dans la recherche d’un travail. Les sanctions encourues vont de la « redynamisation » de l’usager, selon le jargon de France Travail, qui se matérialise par un suivi renforcé de son dossier, à la suspension temporaire de son accès au service de l’emploi (et aux allocations) ou à sa radiation pure et simple.
En 2023, les 520 000 contrôles réalisés ont abouti à 90 000 radiations. À l’avenir, les équipes dédiées au contrôle devront en assurer 600 000 en 2025, et 1,5 million en 2027, comme le rapporte Le Monde. Pour parvenir à cet objectif, une note interne, datée de juin 2024, incite les conseillers et conseillères à augmenter les signalements. Dans certaines antennes régionales de France Travail, comme en Occitanie, des services ont reçu la consigne claire d’augmenter de 30 % les contrôles dans certains cas.
Au‐delà de ces chiffres, une « rénovation » des modalités de contrôle est à l’étude sur tout le territoire et pourrait être appliquée début 2025. À ce jour, le contrôle accorde un droit de réponse au demandeur d’emploi : après avoir rempli un questionnaire, il peut défendre sa bonne foi au cours d’un rendez‐vous téléphonique systématique avant la clôture de la procédure.
À lire aussi France Travail : des erreurs de dates qui coûtent très cher Désormais, les agent·es de France Travail seront autorisé·es à sanctionner un chômeur sans même le consulter. Non seulement le rendez‐vous de clôture ne sera plus systématique, mais au nom une fois encore du « gain de productivité », la nouvelle procédure permettra de « faire l’économie de l’envoi du questionnaire afin de gagner à minima dix jours », précisent les documents internes consultés par Mediacités.
Les conditions de radiation seront désormais appréciées au regard d’une grille de « faisceau d’indices » : l’agent·e chargé·e du contrôle analysera pour ce faire l’ensemble des données connues de France Travail et de sa plateforme de mise en relation avec les employeurs, notamment le nombre d’offres auxquelles le demandeur d’emploi aura postulé. Problème, et non des moindres : des secteurs professionnels entiers n’utilisent pas ces outils pourtant à leur disposition.
Selon les propres données de France Travail, un plombier ou un serveur en recherche d’emploi favorisera avant tout son réseau personnel à renfort de coups de téléphone, tout comme un grand nombre de demandeurs d’emploi concentrent leurs recherches via des plateformes privées comme Indeed, dont les données ne sont pas transmises à France Travail. Pour elles et eux, le droit à être accompagné risque de fondre comme neige au soleil, même si la direction promet une « période contradictoire », leur donnant droit à contester leur radiation.
Les trois premiers syndicats représentatifs (CFDT, FO, SNU) sont vent debout contre les profondes mutations en cours, craignant une précarisation des demandeurs d’emploi à travers leur mise au pas vers des offres d’emploi précaires. Le Syndicat national unitaire évoque « une attaque massive faite à la liberté de chacun de choisir son avenir professionnel ». Même le Snap, syndicat d’entreprise favorable à la loi pour le plein emploi, est critique. Les agent·es de l’opérateur de service public restent « dans le flou et inquiets par l’incohérence entre le nombre d’agents et la masse de nouvelles inscriptions à venir », selon Laurent Merique, son secrétaire général.
Du côté de l’opposition de gauche, Arthur Delaporte pointe « une dégradation du dialogue dénoncée chaque année par le médiateur de Pôle emploi » et « la perpétuation d’une logique de contrôles renforcés pesant sur un individu qui a moins accès à ses droits et peut moins se défendre ». Pour sa part, Hadrien Clouet doute de la légalité même de cette évolution. « D’un droit des faits où l’usager a des pièces à fournir, on bascule à un droit des situations, où ce qui compte c’est la manière dont l’agent de contrôle estime que vous avez fait un effort ou pas », analyse‐t‐il, en pronostiquant la saisine des tribunaux sur cette question.
Intelligence artificielle et algorithmes de contrôle Parallèlement à ces changements, la direction de France Travail planche sur l’introduction de l’intelligence artificielle dans ses mécanismes. L’objectif est double : réaliser « des gains d’efficience et de temps » pour les agent·es et améliorer « la relation avec les demandeurs d’emploi et les entreprises ».
« ChatFT », un outil développé sur le modèle de ChatGPT, est ainsi déployé depuis juin. Il doit permettre d’accélérer certaines tâches, comme « la production de différentes communications » à destination des demandeurs d’emploi et des entreprises. Toutes les communications de Pôle emploi étaient écrites par des êtres humains. Avec France Travail, cela ne sera plus le cas.
Ce dispositif s’ajoute à ceux relevés en juin par l’association La Quadrature du Net, concernant l’essor du contrôle algorithmique à France Travail. Le collectif y détaille les algorithmes permettant de réaliser des profilages psychologiques des demandeurs d’emploi, d’évaluer leur honnêteté via un « score de suspicion » ou leur « attractivité » via « un score d’employabilité ». « Je ne vois pas le rapport entre le profil psychologique des gens et leur parcours d’emploi, si ce n’est pour permettre de délégitimer certains et dire “vous n’avez pas le profil psychologique associé à ce que vous voulez vraiment faire”. Cela va permettre à certains directeurs d’agence de faire le ménage dans les listes de demandeurs d’emploi », dénonce encore Hadrien Clouet.
Entre la sous‐traitance accrue au secteur privé et le nouveau modèle organisationnel de France Travail, les évolutions dévoilées par les documents internes consultés par Mediacités témoignent de la dégradation à l’œuvre de ce service public. Tant ses usagers et usagères que ses agent·es seront durement affecté·es par les mutations en cours. Reste à savoir si les artisans de ce saccage, notamment les député·es de l’ex‐majorité présidentielle, apprécieront à leur juste valeur ces réformes. Battu·es aux dernières élections législatives, 82 sont de nouveau sur le marché du travail et auront peut‐être affaire au descendant de Pôle emploi.
Poke @yopla@jlai.lu
deleted by creator
On rappellera que France Travail est un service public se mettant en avant sa responsabilité sociétale : https://www.francetravail.org/francetravail/responsabilite-societale/agir-en-acteur-responsable.html?type=article