JOP : une nouvelle plainte révèle les relations privilégiées de Paris 2024 avec le groupe Havas

Une agence marketing a dénoncé au Parquet national financier l’attribution du contrat de création de la mascotte des Jeux à une filiale d’Havas. Ce groupe est déjà visé par une première plainte pour favoritisme autour de l’emblème de Paris 2024.

Camille Polloni et Antton Rouget, 24 juillet 2024 à 15h45

Les relations entre Havas, géant de la communication appartenant au groupe Vivendi de Vincent Bolloré, et le comité d’organisation de Paris 2024 bientôt dans le viseur de la justice ? L’agence spécialisée Mascotte Plus, l’un des spécialistes français de la conception d’effigies, a porté plainte le 5 juin pour dénoncer les conditions d’attribution du marché de création des « Phryges », symboles officiels des Jeux olympiques et paralympiques (JOP), d’après des informations de Mediapart.

Présélectionnée par le comité d’organisation fin 2020, l’entreprise Mascotte Plus a finalement été écartée d’un appel d’offres déclaré infructueux, tandis que le marché de la mascotte était confié en janvier 2021 à la société W&Cie, une filiale d’Havas (rebaptisée W Conran Design depuis).

Sollicité par Mediapart, le Parquet national financier (PNF) indique que la plainte, qui dénonce des faits de favoritisme, trafic d’influence et corruption, est en cours d’analyse par ses services. C’est également le cas d’une autre plainte, déposée le 9 avril par le designer Sylvain Boyer, à l’origine de l’emblème de la compétition (qui associe le visage de Marianne, une flamme et une médaille). Lui aussi dénonce une collusion présumée entre W&Cie et Paris 2024, comme l’a révélé Le Monde.

À l’issue de l’examen des deux plaintes, le PNF peut décider d’ouvrir une enquête judiciaire ou de les classer sans suite, s’il considère que les allégations des deux plaignants ne sont pas assez étayées. Cette décision ne devrait pas intervenir dans les prochains jours, les forces du parquet spécialisé dans la « délinquance en col blanc » ayant été requises pour absorber le flux de comparutions immédiates, priorité ayant été donnée au traitement de la « délinquance de rue » pendant les Jeux.

En septembre 2023, le patron du PNF Jean-François Bohnert avait aussi assumé ne pas vouloir « déranger » le déroulement de la compétition. « Notre objectif est de permettre un événement serein […], une fête universelle », avait été jusqu’à déclarer sur RTL le procureur national financier. En plus des deux plaintes en cours d’analyse, le PNF conduit déjà cinq enquêtes judiciaires portant sur des dizaines de millions d’euros de contrats suspects dans le cadre des Jeux (lire notre encadré).

Sous-traitant puis cavalier seul

La société Mascotte Plus, fondée en 2014 par le créateur Steve Knafou, est un acteur respecté du secteur. À tel point que l’agence W&Cie a dans un premier temps envisagé de faire appel à ses services pour concevoir l’effigie du plus grand événement multisport au monde.

À l’été 2018, quand Paris 2024 cherche des entreprises pour définir son identité graphique, la filiale d’Havas présente un projet en partenariat avec la PME de Steve Knafou. Sa présentation définit Mascotte Plus, qui a notamment travaillé pour la Fifa, comme le « leader français dans la conception de mascottes modernes et intelligentes ». L’offre de W&Cie, avec Mascotte Plus comme sous-traitant, est retenue en décembre 2018 par le comité d’organisation. Mais Paris 2024 décide de casser ce premier accord-cadre – reconductible sur quatre ans, pour cinq attributaires – dès l’année suivante.

Interrogé sur ce choix, le Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop) le justifie par « l’évolution des besoins de Paris 2024 », qui souhaitait désigner un seul prestataire (et non cinq) pour « définir la stratégie et le déploiement de l’ensemble des marques de Paris 2024 ». Début 2020, le comité d’organisation lance un appel d’offres pour un second accord-cadre (mono-attributaire, cette fois) de « création et développement des identités visuelles des marques, labels et assets de Paris 2024 ». W&Cie remporte la mise en avril 2020, sans avoir cette fois associé Mascotte Plus à son offre.

L’entreprise de Steve Knafou postule seule, en novembre 2020, à un nouveau marché. Plus resserré, celui-ci a spécifiquement pour objet la création du concept de la mascotte. W&Cie n’y postule pas. À l’issue d’une première phase d’écrémage, Mascotte Plus est présélectionnée en finale, avec deux autres candidats.

« Nous tenons à vous remercier pour votre proposition de qualité. Le concept créatif nous paraît intéressant et évidemment en phase avec notre identité », écrit notamment, dans un long mail à Steve Knafou, la chargée de mission marque de Paris 2024, le 18 décembre 2020, en proposant quelques pistes d’amélioration.

Le règlement de cette consultation prévoit en effet que les finalistes ont jusqu’au 11 janvier 2021 pour retravailler leur offre avant qu’une entreprise soit choisie. Mascotte Plus étoffe alors son récit autour des personnages « Marianne » et « Marius », déclinables en 3D, sous forme de sculptures, costumes, peluches ou structures gonflables.

Pourtant, à l’issue de cette dernière phase, le marché est déclaré infructueux. Le Cojop affirme aujourd’hui en avoir officiellement informé les trois finalistes par courrier, le 2 juin 2021, tandis que Steve Knafou se rappelle seulement un appel téléphonique, en début d’année.

Le Cojop explique surtout avoir signé un contrat de conception de sa mascotte avec W&Cie dès le 8 janvier 2021, c’est-à-dire trois jours avant la date accordée aux postulants pour remettre leur offre finale. « En parallèle du lancement de [la procédure à laquelle Mascotte Plus avait postulé], une idée de mascotte a émergé au sein des services internes de Paris 2024, qui a été développée en coopération avec la société W&CIE dans le cadre de [l’accord-cadre de 2020] », indique simplement le Cojop, pour expliquer cette collision entre les deux procédures.

De son côté, Steve Knafou explique avoir découvert « dans la presse », début 2022, que W&Cie avait conçu la mascotte des Phryges. Il estime avoir été lésé et soupçonne la filiale d’Havas d’avoir été « informée qu’elle se verrait confier le marché plusieurs semaines avant la date limite de l’appel à candidatures ».

Espérant un dédommagement, le fondateur de Mascotte Plus recontacte W&Cie en 2024, au travers de ses avocats, pour entamer une négociation chiffrée. Il réclame 800 000 euros d’indemnisation. Sollicitée par Mediapart, la filiale d’Havas estime que « les prétentions de la société Mascotte Plus sont infondées et abusives » et affirme avoir « travaillé sur la mascotte à la demande du Cojop dans un cadre régulier ».

La même mésaventure a été dénoncée par Sylvain Boyer, le premier entrepreneur ayant adressé une plainte au PNF en avril 2024. Lui aussi avait été retenu comme prestataire – sur la partie logo – de W&Cie dans un premier accord-cadre de 2019, avant d’être écarté de ce partenariat (tout en ayant travaillé à la conception de l’emblème et la typographie de l’événement, entre-temps) lors du second accord-cadre en 2020, comme l’ont raconté en détail Le Monde puis Les Jours. Sylvain Boyer ayant réclamé trois millions d’euros d’indemnisation, W&Cie a dénoncé « une stratégie de chantage, motivée par des manœuvres financières inadmissibles ».

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Au fil des mois, Sylvain Boyer a acquis la conviction que la filiale d’Havas avait été assurée dès le début qu’elle remporterait le marché, sans avoir besoin de ses compétences. Dès le mois de janvier 2019, un publicitaire lui aurait affirmé, d’après son témoignage, que sa « créa » allait être prise mais qu’elle serait « déployée par W ».

Dans sa plainte, Steve Knafou affirme pour sa part que son principal référent chez W&Cie a tenté de le dissuader de participer à l’appel d’offres spécifique sur la mascotte, à l’automne 2020, en « insinuant que W avait déjà sécurisé le projet ». Il a par ailleurs produit plusieurs enregistrements sonores de conversations téléphoniques ultérieures. Dans l’une d’entre elles, le 8 février 2022, son interlocuteur exprime sa crainte d’une « fuite » et son souhait que cette « histoire » soit « enfermée dans une boîte 4 mètres sous terre » : « Ça pourrait être très grave », craint-il au cours du même échange, « c’est le Cojo, c’est très grave ».

Cinq enquêtes en cours, des dizaines de millions d’euros de contrats suspects
 
Une  première enquête préliminaire avait été ouverte en 2017 pour des  soupçons de prise illégale d’intérêts, détournement de fonds publics,  favoritisme et recel. Cette procédure concerne les relations étroites  entretenues par Paris 2024 avec la société Keneo. Cette agence  d’événementiel sportif, cofondée par le directeur général du Comité  d’organisation (Cojop) Étienne Thobois, a bénéficié de plusieurs  contrats, comme l’avait révélé Mediapart. La société avait aussi recruté l’ancien conseiller aux grands événements sportifs à Matignon, avant d’être vendue.
Une  deuxième enquête a été ouverte en 2022 à la suite d’un signalement de  l’Agence française anticorruption des chefs de prise illégale  d’intérêts, favoritisme et recel. Elle porte sur des marchés passés par  le Cojop et la Solideo, l’établissement public chargé de la construction  des ouvrages olympiques. Ces investigations ont débouché sur plusieurs perquisitions, notamment aux sièges du Cojop et de la Solideo, le 20 juin 2023.
Une  troisième procédure a été ouverte en juillet 2023 pour des soupçons de  prise illégale d’intérêts, favoritisme et recel, concernant d’autres  marchés, notamment ceux de la cérémonie d’ouverture et du parcours de la  flamme olympique, dont Mediapart avait révélé les coulisses.  Dans le cadre de cette enquête, une seconde vague de perquisitions a  été réalisée le 18 octobre 2023 dans les locaux du Cojop et de plusieurs  prestataires, dont la société Ubi Bene, dont l’actuel directeur des  cérémonies de Paris 2024, Thierry Reboul, a été le dirigeant.
Ces  trois enquêtes portent au total sur une vingtaine de contrats, qui  représentent plusieurs dizaines de millions d’euros, d’après une source  judiciaire. Une quatrième procédure a aussi été ouverte en juillet 2023  pour des soupçons de prise illégale d’intérêts de la part de l’ancien  contrôleur budgétaire de la Solideo, un haut fonctionnaire dont  Mediapart avait révélé qu’il avait également été prestataire de cette structure.  Enfin, des investigations ont été déclenchées en février 2024 – pour  des soupçons de prise illégale d’intérêt, favoritisme et détournement de  fonds publics – concernant les conditions de rémunération de Tony Estanguet, président de Paris 2024 (270 000 euros bruts par an).