Par Clément Guillou
Est-ce pour se faire accepter dans le parti lepéniste ? Pour décrire la conquête du pouvoir du Rassemblement national (RN), avec lequel il collabore désormais officiellement, le sondeur Jérôme Sainte-Marie manie la métaphore marine. « Les catégories populaires, pour le RN, c’est la quille du navire. C’était autrefois la quille de la gauche : il pouvait y avoir des expériences au pouvoir malheureuses, mais le bateau gauche voguait toujours vers le second tour, car il gardait le vote populaire. Ce vote vous permet de vous installer comme le parti de l’alternance. »
L’ancien trotskiste, à l’approche matérialiste, a trouvé l’oreille de Marine Le Pen en lui soufflant sa théorie de deux camps électoraux se faisant face, le « bloc populaire » et le « bloc élitaire » – avant lui, le RN mettait déjà en opposition, en des termes moins marxisants, « mondialistes » et « patriotes ». C’est sur cette base que le parti d’extrême droite cherche à prendre le pouvoir, avec trois cases à cocher d’ici à 2027 : conserver la majeure partie du vote des employés et des ouvriers, conquérir les classes moyennes et séduire une partie des retraités.
« Ce socle populaire permet le développement du RN, mais ne permet pas en soi de l’emporter. Cela n’a pas suffi à François Mitterrand jusqu’à ce qu’il progresse dans les classes moyennes, poursuit celui qui met en œuvre l’école de formation des militants lepénistes. Pas à pas, une fois que le jeu tourne autour de vous, vous pouvez constituer ce bloc, qui n’est pas socialement indifférencié, mais partage une idéologie commune. La victoire éventuelle du RN peut advenir si suffisamment de gens se disent qu’ils ont, comme les catégories populaires, intérêt à la nation.C’est le cas des classes moyennes, qui sont peu à peu rattrapées par les mêmes problèmes que les catégories populaires et arrivent donc aux mêmes conclusions. »
« Angoisse face à l’inflation »
Lors de la séquence électorale de 2022, Marine Le Pen a progressé chez les cadres du privé et les fonctionnaires de catégorie B. Mais aussi chez les classes moyennes et supérieures diplômées, faiblement dotées en patrimoine, davantage soucieuses de la récompense individuelle du travail que de la réduction des inégalités. Plus que de l’immigration, elles s’inquiètent de la disparition des services publics et des fonctionnaires, d’un mode de vie et de consommation hérité des « trente glorieuses ». Elles sont aussi à la recherche de l’autorité de l’Etat face aux crises, un rôle protecteur que la République ne joue plus, selon elles. Ces classes moyennes tentées par le lepénisme partagent un sentiment de déclassement, de manque de reconnaissance dans leur travail et une perte d’espérance pour elles et leurs enfants.
« Les classes moyennes seront plus faciles à convaincre que les retraités, estime le député RN du Pas-de-Calais Bruno Bilde. Elles sont en voie de déclassement, avec une vraie angoisse face à l’inflation, face à la difficulté de trouver un toit, avec des crédits difficiles à obtenir, et vivent pour certaines dans des quartiers riches en logements sociaux qui ont été touchés par les émeutes. »
Ce proche de Marine Le Pen met toutefois en garde contre la tentation, chez une partie de ses camarades, de porter le fer contre « l’assistanat » afin de séduire les actifs paupérisés. « On ne vit pas avec un RSA en France. Opposer classes populaires et classes moyennes serait une erreur majeure. » Sur le sujet des revenus du travail, le parti refuse néanmoins toute hausse franche du smic, arguant, comme le patronat, qu’elle alimenterait une boucle inflationniste et une baisse de l’emploi.
Une réponse strictement défensive
Pour le sociologue Luc Rouban, directeur de recherche CNRS au Cevipof (Sciences Po), « le sentiment de vulnérabilité »est devenu un marqueur important du vote en France. Face aux crises, l’extrême droite articule sa réponse autour de la « préservation du mode de vie dans un monde limité, donc la fermeture des frontières. Le RN devient ainsi le porte-parole d’une demande de souverainisme et de justice sociale, défendant une redistribution qui ne serait pas disponible aux étrangers. Dans le même temps, la grande leçon du mouvement des “gilets jaunes” est la prolétarisation des classes moyennes, qui en veut davantage à l’Etat qu’aux patrons ».
A cette peur du déclassement le RN apporte une réponse strictement défensive d’un maintien des acquis sociaux, que ne promet pas la droite, et du mode de vie hérité des années 1990, potentiellement mis à mal par les mesures de protection de l’environnement soutenues par la gauche. En se désintéressant des demandes sociétales, le RN reste dans le registre de la conservation.
Enfin, explique Luc Rouban, le RN répond à la demande d’une mobilité sociale plus dynamique, croissante au sein des classes moyennes et supérieures. Cette difficulté à avancer dans la hiérarchie et à bien vivre de son travail trouve un débouché dans le discours favorable aux entreprises du RN, particulièrement marqué depuis le début de la législature, dans la dénonciation des lourdeurs présumées de l’administration et son hostilité répétée aux impôts et aux cotisations sociales.
Si la combinaison des réponses apportées par le RN produit son lot de contradictions, le parti d’extrême droite s’en sort par quelques subterfuges : répéter que l’arrêt de l’immigration et la renégociation de traités européens est à la fois possible et miraculeuse, ou que, du fait d’une absence totale d’expérience du pouvoir, il ne serait comptable d’aucun malheur. Là se trouve, sans doute, la véritable quille du paquebot lepéniste